LA JUSTICE ET LES COMMUNAUTÉS DE LANGUES OFFICIELLES
A. INTRODUCTION
Le Comité mixte permanent des langues officielles soumet un rapport d’étape au Parlement relativement à son étude de la mise en œuvre de la partie VII de la Loi sur les langues officielles. Ce rapport porte spécifiquement sur la question de la justice et de ses incidences sur l’article 41 qui stipule que le gouvernement du Canada s’engage « à favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones du Canada et à appuyer leur développement, ainsi qu’à promouvoir la pleine reconnaissance et l’usage du français et de l’anglais dans la société canadienne ». Le Comité croit qu’il est important de rappeler à ce moment-ci de ses travaux que l’article 16 et suivants de la Charte canadienne des droits et libertés enchâssent très clairement le principe de l’égalité des deux langues officielles au Canada. La partie VII de la Loi sur les langues officielles n’existe que dans la mesure où elle vise à remplir un devoir constitutionnel spécifiquement prévu au paragraphe 16(3) de la Charte canadienne des droits et libertés, soit celui « de favoriser la progression vers l’égalité de statut ou d’usage du français et de l’anglais ». Nous ne saurions rappeler l’importance du fait que le législateur alimente cette progression vers l’égalité au moyen de mesures appropriées.
Le ministère de la Justice a été chargé de l’élaboration de la Loi sur les langues officielles en 1988. La responsabilité de cette loi continue à relever de ce ministère. Il conseille le gouvernement sur les questions juridiques ayant trait au statut et à l’usage des langues officielles, et articule la position du gouvernement dans les litiges impliquant des droits linguistiques. Le ministère a également des responsabilités particulières en ce qui concerne l’administration de la justice dans les deux langues officielles et travaille avec le Conseil du Trésor et le ministère du Patrimoine canadien à cet effet. Le niveau de responsabilité institutionnelle du ministère de la Justice en vertu de la partie VII est donc élevé.
Le Comité a entendu des témoignages provenant de groupes communautaires, du milieu académique et de l’administration publique en ce qui a trait à cette question. La question de la portée et de l’interprétation de la partie VII de la Loi sur les langues officielles a été au cœur des discussions bien que d’autres enjeux aient également été soulevés par les témoins. Dans un premier temps, nous vous présenterons un compte rendu sommaire de ces témoignages. Dans un deuxième temps, le Comité fera quelques observations par rapport aux témoignages entendus et présentera ses recommandations au gouvernement.
B. APERÇU DES TÉMOIGNAGES
1. Panel d’experts
Le 12 mars 2002, le Comité a entendu deux témoins de la Fédération des associations de juristes d’expression française de common law (FAJEFCL) ainsi que deux professeurs de la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa. La FAJEFCL a fait état des problèmes reliés à l’administration de la justice en français en milieu minoritaire. Bien que la Charte canadienne des droits et libertés et la Loi sur les langues officielles prévoient le droit d’utiliser le français ou l’anglais, oralement ou par écrit, devant les tribunaux de compétence fédérale, la réalité au quotidien est tout autre. M. Tory Colvin, président de la FAJEFCL, a expliqué que l’administration du droit fédéral par des tribunaux constitués par les provinces est problématique dans la mesure où la tenue d’un procès en français entraîne des délais supplémentaires pouvant aller jusqu’à deux mois pour avoir un juge qui parle français. L’accès difficile à certains services afférents en français, tel que la sténographie, contribue également à augmenter le temps d’attente. Pour appuyer ses propos, M. Colvin a fait référence aux procédures impliquant la Loi sur la faillite et la Loi sur le divorce qui entraînent irrémédiablement des délais supplémentaires lorsqu’elles sont menées en français, faute de juges qui parlent français.
Sur la portée de l’article 41 de la Loi sur les langues officielles, la FAJEFCL soutient que l’interprétation qu’il en a été donnée jusqu’à maintenant est minimaliste.
André Braën, professeur de droit à l’Université d’Ottawa, a expliqué que la décision d’inclure la partie VII dans la Loi sur les langues officielles en 1988 se voulait un moyen d’ajouter et de donner suite aux garanties de la Charte canadienne des droits et libertés. Bien que deux interprétations subsistent toujours quant à la portée de l’article 41, les récents jugements Beaulac et Arsenault-Cameron viennent confirmer la nécessité d’interpréter les droits linguistiques de façon libérale et généreuse. Selon lui, il est vraisemblable d’affirmer que le libellé actuel de l’article 41 implique une obligation à la charge des autorités fédérales en vue de favoriser et d’assurer le développement des minorités linguistiques. Étant donné que le gouvernement du Canada a pleine latitude quant aux choix des moyens à employer, il serait peut-être pertinent de les préciser, soit en renforçant l’article 41, soit en ajoutant un cadre réglementaire.
Joseph Eliot Magnet, également professeur de droit à l’Université d’Ottawa, a fait un retour historique sur l’article 2 de la première Loi sur les langues officielles de 1969. Il a expliqué comment cet article a mené à l’insertion de l’article 16 dans la Charte canadienne des droits et libertés. Il est important de mentionner que tous les témoins entendus lors de la réunion du 12 mars 2002 du Comité mixte permanent des langues officielles ont souligné la portée exécutoire de l’article 41 de la Loi sur les langues officielles.
2. Le ministère de la Justice
a) Du Bureau de la francophonie, Justice en langues officielles et bijuridisme
Le 15 avril 2002, le Comité a entendu les témoignages de maître Andrée Duchesne et de maître Sylvie Doire, avocates au Bureau de la francophonie du ministère de la Justice. Ce Bureau est chargé de la coordination du plan d’action du Ministère pour l’application de l’article 41.
Le Ministère a consulté le public afin d’identifier comment il peut favoriser l’épanouissement des communautés de langues officielles. Quatre messages clés sont ressortis soit : améliorer la sensibilisation des fonctionnaires à la nécessité d’une offre active de services, engager plus de personnel bilingue, sensibiliser la majorité linguistique aux droits de la minorité et faire connaître les programmes du ministère de la Justice. À la suite de ces consultations, le Ministère prépare actuellement un nouveau plan d’action qui sera disponible en avril 2004. Les deux témoins ont mentionné que le Ministère mène actuellement une étude appelée l’État des lieux, qui lui permettra de colliger des données quantitatives et qualitatives sur la situation actuelle en matière de services juridiques et judiciaires dans les deux langues officielles. Le rapport final sera disponible en juin 2002.
b) Le ministre de la Justice, l’honorable Martin Cauchon
Le 30 avril 2002, le Comité a entendu le témoignage du ministre de la Justice, Martin Cauchon. La majeure partie de sa présentation a porté sur la position de son Ministère sur la portée de la partie VII de la Loi sur les langues officielles. À ce sujet, le Ministre soutient qu’il est nécessaire de revenir aux intentions originales du législateur. Alors que les parties I à V créent des droits et des obligations de résultats, c’est bien volontairement que le législateur a décidé de ne pas assujettir la partie VII à un possible recours judiciaire comme les parties I, II, IV et V. L’idée était de laisser la pleine marge de manœuvre au gouvernement quant aux moyens à utiliser pour atteindre l’égalité de statut entre le français et l’anglais. Aussi, il ne faut pas croire que la partie VII est une « coquille vide » comme certains le prétendent. Dans sa formulation actuelle, l’article 41 et toute la partie VII sont une déclaration politique qui lient le gouvernement et lui donnent le devoir d’agir. La partie VII invite le gouvernement à travailler en partenariat avec les autres secteurs de la société, y compris les gouvernements provinciaux. Vouloir modifier l’article 41 et lui donner un caractère exécutoire, c’est en restreindre la portée et limiter son application au gouvernement du Canada. Une plus grande judiciarisation du système serait également à prévoir.
C. OBSERVATIONS ET RECOMMANDATIONS
Il existe à l’heure actuelle une certaine polémique sur la nature déclaratoire ou exécutoire de l’article 41 de la Loi sur les langues officielles. Lors de ses travaux, le Comité mixte permanent des langues officielles a eu l’occasion d’entendre des points de vue variés à ce sujet, notant qu’une majorité de témoins reconnaissent que l’article 41 est ou devrait être exécutoire. Le Comité n’a pas l’intention de vider la question et de mettre fin au débat. Toutefois, il estime nécessaire à ce moment-ci de ses travaux d’émettre certains commentaires à ce sujet. Tous doivent reconnaître que l’article 41 est d’une importance fondamentale pour les communautés de langues officielles. Il en va de la nature même de l’engagement du gouvernement du Canada à soutenir ces communautés.
On ne peut nier qu’un certain travail a été accompli jusqu’à présent par le gouvernement en vue de promouvoir le français et l'anglais dans la société canadienne et de favoriser l'épanouissement des communautés de langues officielles. Malgré ces efforts, certains indicateurs démo-linguistiques sur la situation des minorités linguistiques sont troublants et nous obligent à un questionnement nécessaire sur l’impact réel des actions gouvernementales posées jusqu’à ce jour en vue de favoriser l’épanouissement des communautés de langues officielles. Ce questionnement passe obligatoirement par une révision des fondements législatifs qui guident ces mêmes actions. À l’heure actuelle, l’article 41 laisse beaucoup de discrétion au gouvernement du Canada quant aux actions à entreprendre.
L’interprétation de l'article 41 est demeurée floue jusqu’à présent. Cette ambiguïté a contribué à une certaine stagnation de l’appareil fédéral face à sa mise en oeuvre. Nous croyons que les administrateurs ont besoin d’un message clair. La partie VII doit se traduire par une obligation d’agir pour le gouvernement du Canada.
Parmi les moyens à sa disposition, le Comité croit que le gouvernement devrait fixer des modalités par règlement afin d'assurer la mise en place d'un régime d'application approprié par les institutions fédérales. En exerçant son pouvoir réglementaire, le gouvernement du Canada pourrait mieux définir et circonscrire les modalités d'exécution de la Loi sur les langues officielles que les institutions et agences fédérales doivent suivre.
RECOMMANDATION 1
Nous recommandons au ministère de la Justice de renforcer la mise en œuvre de la partie VII de la Loi sur les langues officielles en instaurant un cadre réglementaire qui régirait les actions administratives des institutions fédérales. Nous invitons le Ministère à travailler en collaboration avec les communautés de langues officielles sur cette question.
La voie législative, en modifiant la partie VII de la Loi sur les langues officielles, est une autre option à ne pas écarter. D’ailleurs, le Comité suit attentivement le déroulement des travaux législatifs entourant le projet de loi S-32 qui propose une modification à l’article 41 de la partie VII de la Loi sur les langues officielles. Certes, une modification du libellé de l’article 41, qui en préciserait la portée, compléterait avantageusement la mise en place d’un cadre réglementaire.
Dans un autre ordre d’idée, la question de la langue utilisée lors de procès criminels a également été soulevée à plusieurs reprises. Dans ce contexte, la mise en œuvre du jugement Beaulac rendu par la Cour suprême le 20 mai 1999 a mis de l’avant des principes dont les tribunaux doivent s’inspirer en matière d’interprétation des droits linguistiques. Le langage utilisé dans le jugement postule la nécessité d’adopter une approche libérale, laquelle se fonde sur le principe de l’égalité et celui de la protection des minorités linguistiques qui, dans tous les cas, doit prévaloir dans l’interprétation des dispositions linguistiques contenues dans la Constitution canadienne. En plus de marquer un jalon important dans l’évolution des droits linguistiques au Canada, ce jugement se veut un gain important pour les communautés francophones et acadienne du Canada.
Le Comité se dit toutefois insatisfait des mesures proposées dans les plans d’action 1999-2002 du ministère pour donner suite à ce jugement. Nous recommandons au ministère de la Justice d’inscrire dans son plan d’action des mesures concrètes qui mettent de l’avant des principes clairs qui doivent guider les tribunaux en matière de droits linguistiques.
RECOMMANDATION 2
Nous recommandons un engagement renouvelé de la part du ministère de la Justice pour que le jugement Beaulac soit mis en œuvre avec diligence et efficacité. Des initiatives concrètes en ce sens doivent être inscrites au plan d’action du ministère de la Justice. Il est impératif que les procureurs de la Couronne et les mandataires qui font des poursuites au nom du Procureur général du Canada agissent conformément aux principes mentionnés dans l’arrêt Beaulac.
Lors de son témoignage, la FAJEFCL a soulevé la difficulté d’entamer des procédures de divorce ou de faillite en français dans plusieurs provinces canadiennes. La Loi sur le divorce et la Loi sur les faillites, qui sont supposées être symétriques et s'appliquer partout de la même façon au pays, ne le sont pas dans la réalité quotidienne. La disponibilité de juges qui parlent français et l’accès à des services tels que la sténographie sont souvent problématiques. De plus, l’accès à des services juridiques en français impose des délais supplémentaires qui découragent plusieurs justiciables à en faire la demande. Le Comité considère cette situation inacceptable.
RECOMMANDATION 3
Nous recommandons au ministre de la Justice :
| | d’informer le Comité, d’ici le 30 septembre 2002, des mesures qu’il entend prendre pour donner suite à l’étude l’État des lieux sur l’accès à la justice en langue officielle afin que les causes relatives aux lois fédérales administrées par les systèmes judiciaires provinciaux, telles que la Loi sur la faillite et la Loi sur le divorce, puissent être entendues en français et en anglais sans délais supplémentaires; |
| | d’examiner, en concertation avec ses vis-à-vis provinciaux et territoriaux, les modèles de prestation de services judiciaires susceptibles de mieux répondre aux besoins des communautés de langues officielles; |
| | d’aider les gouvernements provinciaux et territoriaux à mettre sur pied les structures institutionnelles appropriées afin que les justiciables puissent véritablement avoir accès au système de justice dans les deux langues officielles. |
Lors de ces derniers travaux, les membres du Comité ont eu l’occasion de se pencher sur différents modèles de plans d’action soumis par les ministères et agences fédérales en vertu de leur obligation d’élaborer un tel document faisant état de leurs activités pour appuyer les communautés de langues officielles. À différentes reprises lors de ces travaux, le Comité a été à même de constater que les plans d’action souffraient de certaines faiblesses que nous croyons nécessaire de soulever ici. Par exemple, des activités réalisées antérieurement demeurent inscrites année après année au plan d’action, ce qui crée de la confusion chez le lecteur. Dans d’autres cas, la formulation des activités et des résultats est si floue qu’il devient difficile de poser un jugement sur ce qui est proposé. De plus, il est important que l’état des réalisations annuelles dresse le portrait des aspects positifs et négatifs des activités réalisées de façon à ce que les parlementaires et le public en général puissent poser un regard objectif sur les progrès réalisés.
RECOMMANDATION 4
Nous recommandons à l’ensemble des institutions assujetties à la Loi sur les langues officielles :
| | de se doter, en consultation avec les communautés de langues officielles, de plans d’action et de rapports annuels qui indiquent avec exactitude et impartialité les principaux aspects des activités relatives à leur appui aux communautés de langues officielles; |
| | d’établir des mesures de suivis leur permettant d’évaluer les résultats des activités inscrites à leur plan d’action sur la mise en œuvre de la partie VII de la Loi sur les langues officielles; |
| | d’inclure des indicateurs de rendement quantitatifs et qualitatifs dans les plans d’action et les états des réalisations annuels des ministères et agences concernés afin de permettre aux parlementaires de juger et de comparer de façon fiable l’information qui s’y trouve. |
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